L’intersectionnalité : Black Lives Matter, Beyoncé et Burkini

« L’intersectionnalité », une notion de plus en plus employée ces derniers temps lorsqu’il est question de féminisme multiculturel.

Je vous propose un éclairage sur ce terme à la lumière de l’actualité sur les exemples contemporains d’intersectionnalité et la nécessité d’une ouverture des discours féministes et antiracistes pour repenser une approche globale des luttes actuelles.

L’intersectionnalité, c’est quoi ?

Afin d’aborder l’intersectionnalité, il faut avant tout prendre en compte ses racines liées à l’héritage esclavagiste de nos sociétés occidentales. Cet article a découlé de mes lectures de deux ouvrages d’Angela Davis « Femmes, Race et Classe » et « Une lutte sans trêve ».

L’intersectionnalité s’inscrit dans une perspective d’enrichissement de l’analyse des phénomènes de domination autour de l’articulation entre les trois principales variables : Genre, Race et Classe. Les travaux autour de l’intersectionnalité montre que ces trois variables sont en réalité indissociables et ne peuvent être abordées comme une somme mais comme une articulation. Il est bien question d’articulation et non pas d’addition, comme on le pense souvent. Autrement dit, résoudre les oppressions liées à la Race ou à la Classe (dont les luttes sont principalement portées par les hommes) et les oppressions liées au Genre (principalement portées par des femmes blanches), n’apporte pas de solutions aux problématiques des personnes se situant à l’intersection (par exemple les femmes noires de classe ouvrière). Les solutions ne s’additionnent pas car elles ne répondent pas à la spécificité des problématiques de ces personnes. La non prise en compte de l’intersectionnalité induit ainsi la naissance de points de vue partiels et exclusivistes sur l’oppression.

Abordons quelques illustrations actuelles de l’intersectionnalité afin de mettre en lumière les spécificités des différentes formes d’oppression et de domination existants encore de nos jours.

 

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Illustration : @LaSauvageJaune

La polémique du Burkini l’été 2016 en France a été extrêmement révélatrice d’un manque de prise en compte des positions intersectionnelles. Au-delà d’un vrai dysfonctionnement de la société française par rapport à son héritage colonial.

D’après Pap Ndiaye, « la République française se pense colorblind, elle ne reconnaît ni race ni couleur ». Ce décalage entre l’idéologie républicaine et la réalité du quotidien pour les minorités françaises est notamment illustré par le tabou du mot « race » pour les Français qui se refusent d’ailleurs à l’utilisation des statistiques ethniques. En France, l’idéal républicain a oblitéré le facteur racial pour analyser la société sous l’angle des classes sociales. Si elle a réussi ses mobilisations pour les acquis sociaux, elle n’a pas réussi celle de l’immigration.

Du point de vue historique, on peut aisément faire un parallèle entre l’héritage de l’esclavage aux Etats Unis et la colonisation française, plus particulièrement la guerre d’Algérie, qui a été au cœur d’une immense fracture sociale divisant la société, d’après Benjamin Stora.

La France a toujours vécu dans l’idée que les étrangers venaient, s’assimilaient, et disparaissaient en s’incorporant à la nation. – Benjamin Stora

Il résulte de l’échec du mouvement antiraciste français des années 80, contrairement au mouvement des droits civiques américain, une France qui « a du mal à se voir comme une nation fondée par des migrants » et donc du mal à se voir comme intersectionnelle. Le principe de laïcité française a entrainé une invisibilisation des différences provoquant aujourd’hui une déchirure de son imaginaire : « parce que les Français issus des anciens pays colonisés n’ont pas la volonté de disparaitre ».

C’est dans ce contexte qu’est né la polémique sur le Burkini cet été, dans le prolongement des débats récurrents sur le voile et son interdiction dans les établissements d’enseignements publics, le voile étant considéré comme un signe religieux. Au-delà de la problématique de race, il est également ici question d’une problématique de genre et de personnes se trouvant à l’intersectionnalité : les femmes musulmanes. Comme le dit Eric Fassin, « on assiste à un double mouvement de sexualisation des questions raciales et de racialisation des questions sexuelles ».

Force est de constater qu’en France, le combat féministe a quasi exclusivement été portés par des femmes blanches intellectuelles, proposant leur idéologie au reste du mouvement des droits des femmes. Malgré ses figures emblématiques et ses avancées, l’histoire de France note peu de traces de mouvements Black Feminist ou encore Muslim Feminist. Tant est si bien que la majorité de l’opinion publique s’est interpellée de la prise de position des féministes – les plus médiatisées, encore une fois – contre l’interdiction du Burkini.

L’imaginaire du voile est synonyme d’oppression pour les femmes et nombreuses sont les féministes, et les français, pour lesquels il est encore question de « libérer les femmes du voile islamique ». Dans un pays où la culture des immigrés doit s’effacer, les femmes musulmanes sont donc tiraillées entre une double oppression contradictoire : elles sont contraintes ou désireuses de porter le voile par conviction religieuse mais également soumise à l’enlever dans certains espaces publics. Rarement le port du voile est considéré comme un choix, jamais comme un élément de revendication de son identité de femme. L’existence d’un féminisme musulman est vivement critiquée par la majorité car lié à une religion, véhicule de rapports d’oppression. Il semblerait que les droits des femmes, comme celui de pouvoir s’habiller librement, ne s’appliquent pas aux femmes musulmanes. Il parait pourtant nécessaire aux vues des récents évènements que l’ensemble des féministes réaffirment leur engagement auprès des femmes musulmanes en créant un mouvement pour éradiquer l’oppression sexiste et raciste, et montrer l’articulation de ces deux variables, notamment dans le contrôle patriarcal du corps des femmes.

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Héritier du mouvement des droits civiques, Black Lives Matter, forme aujourd’hui une des principales organisations luttant contre le racisme et les violences policières aux Etats Unis. Elle propose un activisme sur les réseaux sociaux et s’est imposée dans le débat national en relayant les révoltes liées à la multiplication de cas d’Afro-Américains tués par des agents de police.

Ce renouveau de l’activisme noir américain illustre parfaitement à quel point « obtenir des droits n’a jamais été une fin en soi », comme le souligne Angela Davis, et symbolise une nouvelle génération de mobilisations politiques. Cette génération révèle que les questions de dégénérescence de la race (sous-entendu la fin de la suprématie blanche) sont donc toujours bien d’actualité faisant notamment écho à la récente élection de M. Trump.

Le collectif a été classé par le magazine Fortune comme « un des plus grands mouvements du monde » et a rencontré un succès fulgurant : relayé des milliers de fois sur les réseaux sociaux, devenu un puissant mouvements de rue, repris par des personnalités artistiques et sportives, jusqu’aux responsables politiques au Congrès.

Mais la principale force de Black Lives Matter réside dans sa manière de repenser les modèles de leadership et d’accorder une grande importance à la pensée féministe noire. Contrairement aux mouvements historiques pour les droits des noirs, Black Lives Matter ne repose sur aucun leader charismatique. D’après Rokhaya Diallo, le mouvement est même assez critique envers son prédécesseur : « l’histoire n’a retenu que les noms des icônes masculines Martin Luther King et Malcolm X, reléguant ceux des femmes telles que Fannie Lou Hamer ou Ella Baker, ignorant l’homosexualité de Bayard Rustin, compagnon de route de Martin Luther King et artisan de ses actions les plus fameuses ».

C’est d’ailleurs cette non prise en compte des femmes et de leur spécificité, et donc de l’intersectionnalité, au sein du mouvement des droits civiques, qui donnera naissance au Black Féminism. Black Lives Matter a ainsi créé la campagne #SayHerName sur Twitter afin de montrer la longue liste de femmes noires elles aussi mortes sous les agressions policières et dans l’indifférence.

Ces associations sont lucides sur le fait que les catégories supposées universelles dissimulent des enjeux de race et de genre. Ceux qui opposent au slogan « Black Lives Matter » un mot d’ordre prétendument plus universel « All Lives Matter » sont les plus déterminés à passer sous silence les raisons spécifiques qui impliquent de tout mettre en œuvre pour mettre fin aux violences racistes. – Angela Davis

Comme le déclare Johnetta Elzie « On ne cache pas ceux qui ne correspondent pas au modèle de leadership stéréotypé. Il y a des trans noirs qui se battent pour leur propre libération et nous forcent à aborder l’intersectionnalité d’une manière différente ». Opal Tometi voit le mouvement « comme partie prenante d’une longue histoire de luttes, avec une génération qui met l’accent sur le leadership des femmes noires, qui ont toujours été impliquées dans le mouvement, et qui ont été les architectes de nos luttes ».

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Si l’on veut chercher de nouvelles interprétations d’intersectionnalité moderne, il faut également regarder du côté de la culture populaire. En 2013, lors de la sortie de son album visuel, Beyoncé se revendiquait féministe d’après la définition de Chimamanda Ngozi Adichie. Pourtant, nombreuses ont été les féministes – les plus médiatisées, entendons-nous – à critiquer l’honnêteté de sa prise de position, face à une artiste jouant avec son image et son auto-érotisation. Un féminisme qui ne correspond pas à la version « standard » qui en a été définie.

Icône pop, modèle de perfection et puissante femme d’affaires, Beyoncé Knowles est à la fois un symbole de la réussite afro-américaine mais aussi le stéréotype de la Wonder Woman. Beyoncé semble prôner un féminisme d’apparence, un « féminisme pop », sexy et guerrier, construit sur l’image.

Pourtant en 2016, Beyoncé recrée la surprise avec son album Lemonade abordant les événements tragiques et les problématiques de la société américaine : l’ouragan Katrina, les violences policières de Ferguson, l’émancipation des femmes noires et, plus généralement, la place de la femme au sein du couple. Portée par le titre Formation présenté au Superbowl, la chanteuse revendique un afro-américanisme, d’une part militant, d’autre part triomphant.

L’image que produit Beyoncé est celle du Black Feminism, porté par la 3ème vague féministe, celle qui révéla qu’il n’existait pas un féminisme mais plusieurs. Le Black Feminism trouve ses origines dans un malaise au sein du mouvement des droits civiques et du mouvement féministe nord-américain lors des années 1970. Il revendique le point de vue spécifique des femmes afro-Américaines à la fois sur le féminisme et sur les luttes contre la ségrégation raciale. Le Black Feminism a mis en lumière pour la première fois la notion d’intersectionnalité, théorisée plus tard par Kimberlé Crenshaw, c’est-à-dire la volonté de lier ensemble les problématiques du sexisme, du racisme et de l’oppression de classe.

Evoluant dans un monde régit par l’image, Beyoncé se sert de ses codes pour faire passer ses messages et considère que le pouvoir passe aussi par les attributs féminins. Elle s’empare de sujets d’actualité pour les ramener dans le milieu de la pop avec pour objectif d’éveiller les consciences et de démultiplier son impact. Beyoncé véhicule à grande échelle l’image d’une femme noire, puissante, talentueuse, sexuellement assumée et indépendante parfois éloigné des codes du féminisme dit « dominant ».

Le féminisme dominant est héritier malgré lui de la fameuse « ligne de couleur » produite par les systèmes esclavagiste, puis ségrégationniste ou discriminatoire, encore à l’œuvre dans la société américaine contemporaine – Elsa Dorlin.

A l’inverse, les actions d’empowerment par le corps de nouvelles icônes féministes blanches (entre autres Amy Schumer ou Lena Duhman) sont souvent très applaudies car mettant en scène des femmes ne correspondant pas aux supposés « critères de beauté traditionnels ». Mais comme le dit Camille Paglia, féministe post féministe, « nous ne devrions pas avoir à nous excuser de nous complaire dans la beauté ». Le but du féminisme n’a-t-il pas toujours été de permettre aux femmes de faire ce qu’elles veulent de leurs corps ?

De nos jours encore la spécificité du statut des femmes noires est indissolublement sociale, sexuelle et raciale. Beyoncé, nouveau modèle à l’intersectionnalité, s’érige en ambassadrice du Black Feminism afin de montrer au monde entier sa spécificité. Une position qu’elle assume sans aucun complexe notamment car elle est une des femmes les plus influentes du monde…

Globaliser l’intersectionnalité : sortir de la crise identitaire ?

A une époque de remise en cause profonde de nos modèles idéologiques, amenant à céder aux réponses rapides, faciles et stéréotypées, il est nécessaire de globaliser notre réflexion sur les oppressions contemporaines. Un des éléments clés, selon Angela Davis, est évidemment de sortir d’une approche identitaire trop étroite afin d’encourager et de responsabiliser les progressistes à accepter tous les combats comme les leurs. Repenser l’identité de genre c’est aussi élargir la définition de la catégorie « femme » face à un mouvement féministe considéré comme trop « blanc » et trop « classe moyenne » évinçant de ce fait les autres femmes non blanches du champ discursif de cette catégorie. Celle qui voit le féminisme « non pas comme un courant de pensée fondé sur notre corps sexué, mais plutôt comme une approche théorique, une façon de conceptualiser les choses, une méthodologie qui permet d’orienter stratégiquement nos luttes », nous rappelle que « la distance historique ne doit pas nous soustraire à nos responsabilités ».

Céline est une jeune spécialiste des medias, bercée par l’innovation et l’univers du digital. Après plus de 5 ans passés à évoluer au sein du premier groupe media français, elle décide en 2017 de fonder Gender Busters, un cabinet de créativité pour accompagner les entreprises à franchir leur dernier kilomètre vers la mixité. Engagée au travers de WoMen’Up, elle s’investit pour faire voler en éclats les a priori sur les jeunes générations et la mixité. Poursuivant des études sur le Genre, elle souhaite proposer un féminisme démocratisé avec un regard neuf, jeune et décomplexé. Plus que jamais investie pour bousculer les stéréotypes, Céline est l’ambassadrice d’un renouveau féministe porté par WoMen’Up, aussi bien en entreprise que dans la société civile, afin de redéfinir les codes de notre monde.